adieu l'ami...

 

La rentrée des classes est bien triste et elle se fera sans Georges ... Georges Strouvé nous a quittés en cette fin d'été... Toujours disponible, il était l'âme et le moteur essentiel des Cahiers de l'AFC; et la récente période de sa semi-retraite, coïncidant avec sa maladie, est la principale cause de la trop grande intermittence de leur parution.
Georges, nous te connaissions finalement assez mal.  C'est que tu as su rester discret, mais toujours chaleureux, au moment de recueillir nos propos lors des nombreux entretiens que tu occasionnas pour l'édition des Cahiers.  Et jamais tu ne manquas d'avoir le mot juste pour nous exprimer ton plaisir d'avoir vu certaines de nos images.
Voici deux témoignages d'amis qui ont étroitement collaborés avec toi et qui nous semblent être des manifestations exemplaires d'amitié et de fidélité.
 

Philippe Desdouits, ancien assistant de Georges Strouvé

De l'activité professionnelle de Georges Strouvé, il nous reste une double trace visible : I'image des films qu'il a éclairés et son travail d'opérateur de montagne attestent de ces deux temps forts de sa vie, de deux de ses passions : Ia montagne qu'il pratiqua à un très haut niveau, participant à des expéditions dans les Andes et qu'il filma durant plusieurs années; le cinéma de fiction qui constitua la part essentielle de sa vie.
Mais au delà de ces traces visibles, l'ancien assistant qui a connu ses dernières années de directeur photo, et qui était devenu un ami, a pu apprécier les qualités humaines que Georges ne dévoilait que rarement. En effet, la discrétion, qui était pour lui une règle, cachait l'exigence qu'il avait à l'égard de lui-même.
Pensant à Georges, deux exemples parallèles, dont nous avons souvent discuté, me viennent immédiatement à l'esprit.  Se sachant malade et s'étant retiré loin de Paris, il n'avait pas voulu continuer à exercer les responsabilités qu'il occupait à l'AFC, n'admettant pas de risquer de ne remplir qu'imparfaitement ses fonctions au sein de l'association.  Beaucoup plus tôt dans sa vie, il avait, de même, préféré cesser de pratiquer son autre passion, l'alpinisme, plutôt que de continuer à faire de la montagne à un niveau qui l'eût moins engagé.  Son métier d'opérateur, tel qu'il le concevait, demandait une grande disponibilité, la montagne aussi.  Il avait préféré faire un choix difficile et arrêter l'alpinisme de haut niveau qu'il n'aurait pas accepté de pratiquer a minima.
Cette rigueur n'apparaissait pas de prime abord, tant sa discrétion l'amenait à respecter ses collaborateurs et ses amis.  Il ne voulait pas que l'exigence, qu'il s'appliquait à lui-même, s'impose à ceux qu'il fréquentait.  Il les laissait libres de conduire eux-mêmes leur démarche, defaire eux-mêmes leurs propres choix.  Il ne s'est pas départi de cette attitude, ces dernières années, alors que la maladie le gagnait peu à peu.  Tous ceux qui l'ont approché pendant cette lutte qu'il savait perdue d'avance ont pu se rendre compte à quel point il est resté lui même.
Tel était Georges Strouvé, que j'ai connu comme directeur photo avant que le cinéma et la montagne fassent de nous des amis.
 

Paul Vecchiali, réalisateur

Nous nous sommes rencontrés, Georges et moi, pour tourner mon premier court, Les Roses de la vie en été 1962 et jusqu'à, Wonderboy, hiver 1993, il a participé à quasiment tous mes films : plus de cinquante "affaires" en commun.
A la projection des rushes de ce court-métrage, je l'ai regardé, stupéfait "Comment avait-il pu extraire ces images de ma tête ?" Tout était là, dans le plus petit détail.  Pour moi, c'était un magicien.  Je n'ai pas cessé de le penser.  N'étant ni l'un ni l'autre sujets au masochisme, on doit bien reconnaître que cette collaboration nous paraissait, à l'un comme à l'autre, plus que fructueuse, naturelle, évidente... Je ne pouvais envisager le moindre scénario sans avoir mille questions à lui poser, questions auxquelles il répondait avec sa patience légendaire.
Complicité ? Non !Quand il me menaçait du doigt, souriant tout de même, je devinais que j'allais entendre mes quatre vérités... Et, de mon côté, si je lui faisais des remarques sur tel ou tel plan, il me répondait toujours "tu as raison". Élégance suprême quand il aurait pu me dire "si j'avais eu plus... plus de temps, plus de moyens..."
Mais non, Georges prenait toujours en compte l'économie du film et cela donnait entre nous d'étranges tractations, entre farce et sérieux.  Mais, décision prise, il assumait et assurait.
Lorsqu'on l'accusait de cela : de faire corps avec la production (mais sans complaisance, cela va de soi), il ne soufflait mot.  Il laissait parler les cuistres et souriait.  Il savait que je savais, cela lui paraissait suffisant. Il tenait à mon estime comme je tenais à la sienne.
Mais quand Serge Daney avait qualifié sa lumière de glauque, poussé par je ne sais quel démon ! Georges ne m'en a pas parlé.  J'ai dû prendre les devants : écrire au hasard pour se faire valoir, pour donner de l'air à sa plume ! sans rien y connaître vraiment : critique professionnel...
Professionnel, Georges l'était sans jouer au professionnalisme. Il se contentait là, totalement. Il lui était indifférent qu'il n'existât point une... lumière strouvé.  Il lui suffisait d'exprimer une émotion spécifique, séquence par séquence, plan par plan,si nécessaire. Combien peuvent se vanter d'un tel désintéressement? Farceur, bon vivant, apprécié des acteurs à qui il rendait un hommage discret mais avec une tendresse "éclairée".
Je le revois, promenant sa cellule sous le visage d'Hélène Surgère, dans ma salle de séjour que nous avions, au fil des années, transformée en vrai studio : prison, restaurant, chambre et même... salle de séjour... et je l'entends s'exclamer, audésespoir "Je ne sais plus comment l'éclairer !" Surgère a été bien contente d'apprendre, en fin de tournage, qu'il ne s'agissait pas d'elle maisdu décor !
Tous les directeurs photo, c'est bien connu, préfèrent une lumière frisante, lumière de soir d'été, vibrante et douce... Quand je lui ai demandé de me faire une lumière du Midi de midi, il n'a pas sourcillé.  Nous avons tourné en pleine mi-journée, soleil plombant, sans abîmer les visages: c'était pour En haut des marches. Des années auparavant, pour L’Étrangleur, je voulais faire des plans de nuit sans lumière du tout.  Sa cellule disait non.  Il hochait la tête, sceptique.  Mais aux rushes des essais, plus souriant que d'habitude, il m'a dit "Faut trouver un truc, il y a encore trop de lumière."
Cette disponibilité, il n'en faisait jamais cas.  L'humilité était dans ses bagages.  La sévérité aussi, plus avec lui-même qu'avec les autres (et pourtant !), il ne manifestait que rarement de l'enthousiasme pendant le travail. Aussi, quand je le voyais descendre de la "machine", avec un sourire dans ses yeux plissés, je me disais que là, nous tenions la prise souhaitée.
S'il n'a pas beaucoup tourné avec d'autres réalisateurs, c'est que je lui en ai guère laissé le loisir.. Il ne quittera jamais ma mémoire : ce qu'il m'a apporté, ce ne sont pas seulement des élans de sympathie pour moi ou pour mon travail, c'est tout simplement des pans entiers de sa vie, au fil de nos tournages.
Compagnon de route,je ne dirai plus jamais "moteur" sans chercher ton regard scrutateur, attentif, passionné.